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    Le doublage menacé par l'IA ? Les comédiens et comédiennes lancent un appel au gouvernement
    Vincent Formica
    Vincent Formica
    -Journaliste cinéma
    En grand admirateur du doublage français, il voue un culte à la VF, notamment celle des années 80 et 90. Retour vers le futur, Indiana Jones, The Mask, Pulp Fiction ou Sister Act... c'est VF ou rien !

    Le doublage est-il en danger d'extinction à cause de l'essor de l'Intelligence Artificielle ? Le secteur de la voix se dresse contre cela et tente d'alerter le gouvernement sur une nécessaire législation autour de ces outils.

    Depuis l'essor récent de l'intelligence artificielle, l'inquiétude monte de plus en plus dans le milieu du doublage français. Pour tenter de contrecarrer cette menace grandissante pour les métiers de la voix, les comédiens et comédiennes de doublage se mobilisent.

    Le doublage en danger

    En tout, 12 500 emplois (des acteurs aux traducteurs en passant par les techniciens) sont "potentiellement menacés en France, dans 110 entreprises de la filière", explique l'association professionnelle Les Voix et le Syndicat français des artistes-interprètes CGT, selon sur une étude du groupe de protection sociale Audiens.

    Après avoir lancé une pétition en janvier dernier, signée près de 30 000 fois, l'association Les Voix compte aller plus loin en alertant le gouvernement, et notamment la Ministre de la Culture Rachida Dati. Ainsi, plus de 40 grandes personnalités du doublage vont donner de la voix prochainement pour tirer la sonnette d'alarme, en diffusant une vidéo sur les réseaux sociaux.

    De Brigitte Lecordier (VF de Son Goku) à Jean-Pierre Michaël (VF de Brad Pitt) en passant par Philippe Peythieu (VF d'Homer Simpson) ou Pascale Chemin et Olivia Luccioni, de nombreuses personnalités se lancent dans la bataille pour inciter le gouvernement à légiférer sur le sujet des IA dans le domaine du doublage.

    Les outils IA HeyGen, Eleven Dubs ou encore Deepdub, qui peuvent imiter une voix ou traduire une vidéo en plusieurs langues, mouvement des lèvres compris, sont une menace extrêmement sérieuse pour le milieu de la synchro.

    Une menace insidieuse

    "Les moteurs d’intelligence artificielle générative sont aujourd’hui alimentés par le moissonnage, que nous jugeons illégitime, des œuvres sur lesquelles nous travaillons. À terme, l’IA sera de plus en plus nourrie par des contenus générés antérieurement par d’autres IA, c’est à dire, par elle-même !", indique l'association Les Voix.

    Les moteurs d’intelligence artificielle générative sont aujourd’hui alimentés par le moissonnage, que nous jugeons illégitime, des œuvres sur lesquelles nous travaillons.

    "Comment ne pas voir dans ce mécanisme 'consanguin' un terrible rétrécissement du spectre des œuvres de l’esprit ? Un risque inédit et grave d’homogénéisation, d’assèchement et d’appauvrissement culturel ?", s'alarme le collectif.

    Pour les professionnels du secteur, "il est du devoir des pouvoirs publics d’agir, non pour empêcher l’innovation, mais pour réguler le développement de l’IA générative de manière à protéger les artistes, les œuvres, la culture et l’emploi. Le gouvernement reste sourd à nos demandes, en prétextant l’urgence de développer des outils français et européens, face aux géants américains et chinois. Mais ces mêmes pays, étonnamment, semblent plus prêts à réguler que le nôtre !", précise Les Voix.

    En lançant le hashtag #TouchePasAMaVF sur les réseaux sociaux, les personnalités du doublage souhaitent attirer l'attention du gouvernement autour de cette problématique cruciale, dénoncée depuis de longs mois par une kyrielle de professionnels du secteur.

    Ça va être une catastrophe ! Il faut que tout le monde se réveille.

    Agir en urgence

    "Ça va être une catastrophe ! Il faut que tout le monde se réveille", a alerté le comédien Jean-Pierre Michaël (VF de Brad Pitt et Keanu Reeves) au micro de l'AFP. "Beaucoup de gens qui nous entendent depuis l'enfance sont extrêmement bouleversés quand ils nous rencontrent. On fait partie de leur vie d'une certaine façon", souligne l'acteur.

    "Quand j'ai découvert la technologie, j'étais persuadé que ça allait très vite évoluer et que ça allait vite poser problème. J'ai paniqué tout de suite et l'avenir proche m'a donné raison", confie le directeur artistique Grégory Laisné (L'Attaque des Titans) à notre micro dans l'émission Voix Ouf.

    "Il n'y a aucune règlement, ce n'est pas cadré. Ceux qui développent les IA ne voient pas le problème. Ce n'est pas juste une évolution technologique, c'est un produit qui est fait pour démolir toute une branche d'activité. Et pas que la nôtre, j'ai vu récemment que des IA pourraient remplacer les architectes, les journalistes, même du côté juridique pour remplacer à un certain niveau les avocats. On s'arrête où ?", s'interroge Grégory Laisné.

    Ce n'est pas juste une évolution technologique, c'est un produit qui est fait pour démolir toute une branche d'activité.

    De son côté, le directeur artistique Jean-Marc Pannetier, légende du métier (il a récemment dirigé la VF de Killers of the Flower Moon) nous confiait également ses inquiétudes, taclant cette "imitation artificielle". "Je ne suis pas le seul à dire que le mot 'intelligence' me semble un peu usurpé. Je ne vois pas comment un algorithme pourrait remplacer un comédien", martèle-t-il dans Voix Ouf.

    "Il faut une âme"

    "Il faut une âme, un esprit. Pour moi c'est totalement impalpable et ce n'est pas reproductible par une IA. Quand on double un film étranger, tous les maillons de la chaîne sont différents mais le seul point commun qu'ils ont c'est l'expérience, la compétence. Et si vous confiez une VF à 3 équipes différentes, vous aurez 3 VF différentes."

    "Et je vous mets au défi de me dire qu'il y en aura une meilleure que l'autre. Tout ça pour dire que je ne vois pas comment une IA pourrait réunir tout ça en une équation. Il manquera toujours quelque chose de l'ordre de l'indicible. C'est comme pour la traduction et ce qu'on appelle le génie de la langue. Une traduction automatisée ne peut pas le restituer", explique Jean-Marc Pannetier.

    Il faut une âme, un esprit. Pour moi c'est totalement impalpable et ce n'est pas reproductible par une IA.

    Exception culturelle ?

    La comédienne Brigitte Lecordier appelle notamment à une exception culturelle pour le doublage français afin de se prémunir des dangers de l'IA. "Si on ne fait rien, les Américains par exemple feront leurs doublages chez eux via cet outil et il n'y aura plus de studios, plus d'ingénieurs du son et plus de comédiens", s'inquiète l'actrice, VF de Son Goku enfant dans Dragon Ball.

    "Malheureusement, les acteurs (via leur syndicat SAG-AFTRA) ont lâché sur un certain nombre de choses absolument cruciales dans leur accord avec les studios après la grève à Hollywood. Ils ont en particulier abandonné la faculté, dans leurs contrats, de donner leur consentement pour être doublé dans une version étrangère en IA dans le monde entier. Les studios vont pouvoir générer directement des versions doublées par des machines pour le marché européen", précise le co-fondateur des Voix, Patrick Kuban, qui milite aussi pour une exception culturelle.

    Conditionner les aides publiques ?

    Pour l'association, "il faut pouvoir identifier précisément les données d’apprentissage des machines. Il est indispensable que chaque détenteur d’un droit sur une œuvre protégée ou simple citoyen attaché à l’intégrité de ses données personnelles, puisse autoriser ou refuser de manière explicite l’utilisation de ses données et des œuvres dont il ou elle est titulaire d’un droit."

    "Le public doit aussi être informé de la nature 'synthétique' des programmes qu’il consulte, afin de savoir qu’ils ont été créés par l’IA. Cette information doit être délivrée de manière claire, visible et audible."

    "Les aides publiques dans le domaine culturel, doivent être conditionnées au respect de ces contraintes ainsi qu’à l’emploi de travailleur et travailleuses et d’artistes humains. De même, il est nécessaire d’imposer aux diffuseurs (radios, télévisions, plateformes et sites internet) opérant sur le territoire français, des quotas d’œuvres et de contenus créées par l’intelligence artistique humaine", assène l'association Les Voix.

    Le miroir de l'âme

    La comédienne Maïk Darah, interrogée par nos soins dans le cadre de l'émission Voix Ouf, rappelle que l'IA ne sera "jamais une voix humaine. Tout est dans le mot 'artificiel'. Notre voix est le miroir de l'âme. Comment une IA pourrait-elle être le miroir d'une âme ? Plus qu'un vol, c'est une forme de viol car ce n'est vraiment pas humain."

    Seule la loi pourra limiter les dégâts. Après, il a une histoire d'argent derrière et malheureusement, ce n'est pas à l'avantage de l'humain.

    "Seule la loi pourra limiter les dégâts. Après, il y a une histoire d'argent derrière et malheureusement, ce n'est pas à l'avantage de l'humain. Tout ce qui touche à l'art est menacé", regrette l'actrice, voix française de Whoopi Goldberg et Viola Davis.

    Un zeste d'optimisme

    Pour Emmanuel Curtil, VF mythique de Jim Carrey, "tout change à une telle vitesse", a-t-il indiqué dans notre podcast Voix Ouf, lançant un message d'espoir. "Qui aurait pu prévoir les plateformes de streaming, de musique... Tout cela a bouleversé le monde du spectacle. Malgré l'essort de Netflix, Amazon etc, le cinéma n'est pas mort, il marche plutôt bien."

    "Par conséquent, j'essaie d'être optimiste par rapport à l'essort de l'IA. On s'est beaucoup inquiété de la mort du cinéma et finalement ça marche très bien. Les gens ont toujours envie de se déplacer pour aller voir un film en salles. Il va falloir que l'IA soit très au point pour arriver à remplacer des émotions humaines."

    "Des distributeurs, des plateformes, n'hésiteront pas à faire appel à ce genre de technologie, et d'autres mettront un point d'honneur à utiliser l'humain. On ne peut pas reproduire les imperfections de l'humain. Comment dire à une IA de mettre plus d'humour ou de sensibilité sur la fin de telle phrase par exemple ? Je ne suis pas si inquiet que ça en fait. J'essaie d'être résolument optimiste", conclut Emmanuel Curtil.

    Cependant, l'IA pourrait être utile dans le monde du doublage, à condition d'être extrêmement régulée. Par exemple, elle pourrait corriger la synchronisation labiale sur la bouche des personnages. Toutefois, cela ne saurait se substituer au travail d'un monteur.

    Avec 700 millions de chiffres d'affaires, l'industrie du doublage pèse très lourd et l'IA menace d'engendrer une perte d'activité rapide et massive si rien n'est fait dans un avenir proche. Si vous souhaitez soutenir le doublage français, n'hésitez pas à signer et partager la pétition lancée par Les Voix.

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