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    Centaure : "L’amour transcende tous mes films, mes personnages le cherchent sans cesse"

    Révélé par "Le Singe" et "Le Voleur de lumière", le réalisateur Aktan Arym Kubat dresse un portrait d'un Kirghizistan en pleine mutation dans "Centaure". Rencontre.

    Epicentre Films

    AlloCiné : "Centaure" s'inspire d'une histoire vraie que vous avez personnellement vécue. Pouvez-vous nous en dire plus et en quoi ces événement ont nourri votre scénario ?

    Le point de départ est une histoire arrivée dans mon village : un trotteur très célèbre à l'époque est arrivée avec son cavalier. A l’époque, il y avait encore des bains publics et le cavalier est allé se laver. En revenant il s’est aperçu que le cheval avait disparu ! Or quand on vole un cheval au Kirghizistan c’est exceptionnel, hors du commun, une vraie tragédie ! Tout le monde a cherché partout et on a trouvé un homme dénommé "Ichen" qui était un passionné de chevaux -il en achetait parfois certains- et qui l’avait subtilisé. On a retrouvé donc les deux et Ichen a été arrêté et battu et interrogé mais personne n’a jamais compris pourquoi il avait volé ce cheval. Et en fin de compte, il s’est avéré qu’il avait juste une envie irrépressible de faire une ballade avec ce cheval, juste un "galop". Il n’a pas cherché à voler ce cheval, et pour moi cet homme s’est conduit comme un vrai nomade. J’ai raconté cette histoire à mon producteur qui a adoré. C'était donc le point de départ du scénario de Centaure et en écrivant le scénario j’ai incorporé à cette histoire mes propres motivations et mes propres interrogations sur mon pays.

    Mais il y a une autre histoire vraie à l'origine aussi du film : dans Centaure, on voit un ancien cinéclub devenu une mosquée. C’est une histoire que j’ai vécue personnellement : il y a réellement eu un ciné club dans mon propre village -et c’était MON cinéclub, j’y étais toujours fourré- qui est devenu une mosquée. Toutes ces histoires se sont passées dans mon village où je vis toujours à présent et qui s'appelle KUUN-TU, "l'endroit où naît le soleil". Ma lignée généalogique porte ce même nom, mon arrière arrière grand père portait le nom de ce village car cette famille était au centre de ce village il y a bien longtemps.

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    Le cheval est central dans ce film, et plus largement dans la culture kirghize. Parlez-nous de ce que cet animal représente dans votre pays ?

    La philosophie nomade suppose la coexistence harmonieuse de l’homme et de la nature dont il dépend. Et chez les nomades, le cheval a toujours eu un rôle essentiel. On ne peut imaginer les nomades sans les chevaux . c’est pour cela qu’on disait que "les chevaux sont les ailes de l’homme", et dans toute notre histoire il y a énormément de liens avec les chevaux. Le cheval représente tout pour le nomade : un moyen de locomotion, la richesse, notre patrimoine... Tout cela était ainsi avant que notre pays ne devienne musulman. Nous étions un peuple païen, la divinité suprême était le ciel, nous n’avions ni église ni mosquée. Quand on s’adressait à Dieu, on le faisait avec le cheval au galop en levant les bras au ciel ! Le cheval était tout pour nous, on faisait la guerre avec lui et on se cachait derrière au combat... Je ne suis pas historien mais on raconte dans la mythologie grecque que le personnage de centaure est né quand les Grecs ont aperçus de loin des nomades et ont eu l’impression que les deux corps, homme et cheval, ne faisaient qu’un, comme un seul être : ce serait l’origine mythologique du nom "centaure", comme une fusion entre l’homme et l’animal. Il faut savoir aussi que pour les Grecs sédentaires les nomades étaient une menace.

    Le film dresse un portrait du Kirghizistan, confronté à la montée de l'islamisation, où la tradition est confrontée à la modernité, où les rapports hommes-femmes commencent à être bouleversés... Quel regard portez-vous sur cette situation ?

    Je suis évidemment contre cela. L'Islam que je connaissais était très symbolique chez nous, se confondait avec nos traditions, ne les reniant jamais. Et les deux coexistaient en parfaite harmonie, il n'y avait pas de confrontation. Mais après la chute de l'Union Soviétique, un vide idéologique s’est formé. On croyait tous en l’idéologie soviétique et plein de gens sont devenus perdus : pendant soixante-dix ans on nous disait qu’on bâtissait chez nous le communisme et d’un seul coup ça disparaissait. Dans le chaos d’avant, chaque famille essayait de vivre comme elle pouvait et bien entendu l’URSS était rendue responsable de tous les maux et surtout les autorités religieuses disaient cela. La religion a commencé à examiner cette niche qui s’offrait à elle. Et nous n'avions aucun moyen de nous protéger et de nous prémunir de cela. On a commencé à construire beaucoup de mosquées et tout le monde s’est mis à chercher son Dieu. Un dicton dit "un prêtre mal instruit fait du mal a sa foi". Et on a eu l’arrivée de beaucoup de prêcheurs dilettantes , amateurs, qui ont commencé à faire des choses qui n’avaient aucun rapport avec l’Islam et la foi. Et j’ai eu de plus en plus l’impression que l’Islam est devenu l’ennemi de ma culture, à renier des traditions fortes chez nous. Et d’un coup les gens se sont mis à se faire pousser la barbe et couvrir les corps des femmes, le rapport avec elle a changé. L’islam actuel contredit ma culture et j’ai peur que toutes nos valeurs traditionnelles disparaissent peu à peu. Cela va même jusqu'à notre langue ou se mêlent des mots arabes : par exemple "hallal" n’existe pas dans la langue kirghize donc ce mot est devenu -parmi beaucoup d’autres- un mot de notre langage courant.

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    Vous en parliez, dans le film, le cinéma local est fermé et remplacé par un lieu de culte : cela traduit-il la situation de la Culture actuellement dans votre pays ?

    Cette scène reflète ce qui s’est passé partout dans le pays quand la chute de l’URSS a entrainé l’effrondrement des réseau de production et de diffusion, notamment du cinéma. Toutes ces salles de cinéma qu’il y avait partout dans le pays, dans les campagnes -et qui servaient à endoctriner les gens dans les propagande soviétique- ont disparu et beaucoup ont été transformées en mosquées. C’est donc ce qu'il s’est passé dans mon village. C’est une belle image : comment on peut se faire confisquer la culture par la religion, car le cinéma est un symbole de la culture. En tout cas, pour moi, c’était une partie intégrante de ma culture !

    Justement, comment se porte le cinéma khirgise ?

    Etonnement très bien ! les nouvelles technologies nous ont beaucoup aidé. Avant, la pellicule coutait très cher et maintenant on peut faire du cinéma avec ce qu’on veut : caméra, appareil photos, portables... On produit 70 longs métrages par an ! C’est énorme pour un pays de 6 millions d’habitants seulement. Mais seulement deux ou trois sont intéressants... Et nous avons aussi bien du cinéma d’auteur que grand public, mais ces derniers font revenir les gens dans les salles de cinéma et les jeunes savent manier l’outil numérique et préparent l’avenir de notre cinéma Et on a même des films kirghizes qui battent au box-office des films des majors US ! Ca redonne le goût aux gens d’aller à nouveau au cinéma et ça devient même une industrie à nouveau. Et même si beaucoup de ces films imitent les films de Bollywood ou le cinéma US, les gens vont les voir et peu a peu ce cinéma va s’améliorer, des auteurs vont naitre et c’est plutôt une bonne évolution : la quantité deviendra qualité avec le temps, je vois cette émergence de nouveaux cinéastes vraiment arriver.

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    Vous avez un passé de chef-décorateur : est-ce que cela influence votre approche narrative, avant tout visuelle ? On sent que vos films pourraient presque se passer de dialogue et reposer sur la force des images...

    Mes premiers films sont quasiment muets mais peut être qu’avec l’âge je deviens de plus en plus bavard. Concernant l’aspect visuel, je continue de faire des films en tant que décorateur car je n’ai aucune formation de réalisateur. C’est pour cela qu’il y a toujours beaucoup de détails, je travaille davantage le cadre.

    Vous êtes plébiscité en festivasl, parfois moins dans votre pays où certains vous reprochent d'être un réalisateur "exotique". Comment expliquez-vous cela ?

    On ne m’appelle pas réalisateur "exotique", on dit de moi que j’utilise l’exotisme et le folklore de mon pays pour me faire un nom. Pour ma part, voir un film d’un pays que je ne connais pas est toujours exotique mais juste les cinq premières minutes car je dois m’habituer à la langue, la tenue vestimentaire, aux codes… J’espère que l’on s’intéresse à moi plus en tant que dramaturge, metteur en scène que par rapport à mes origines.

    Vous avez annoncé que "Centaure" s'inscrivait avec "Svet-Ake" au sein d'une trilogie autour de la thématique "Je vis et j'ai mal". Que pouvez-vous nous dire sur votre prochain film ?

    Je n’ai pas envie de rentrer dans le concret mais pour moi la création d’un film est quelque chose de vivant, j’ose penser que c’est ma particularité. Ce que je peux vous dire, c'est que ce sera forcément la suite de mes deux derniers films, ce sera le même genre, avec le même acteur que dans Le Voleur de lumière et que dans Centaure, ce sera la même équipe. Le film traitera de questions autour de l’amour, c’est le sujet qui m’anime en ce moment. L’amour transcende tous mes films, il y est toujours présent, mes personnages le cherchent sans cesse.

    "Centaure", actuellement au cinéma

     

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