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    L'Intervention : "On se rappelle de Munich ou de Marignane, mais l'histoire de Loyada a été oubliée"

    Avec "L'Intervention", Fred Grivois raconte la prise d'otages survenue en 1976 à Loyada, à la frontière entre Djibouti et la Somalie. Une histoire méconnue, sur laquelle nous sommes revenus avec le cinéaste et l'ex-otage Jean-Michel Dupont.

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    3 février 1976 à Djibouti, dernière colonie française. Des terroristes prennent en otage un bus d’enfants de militaires français à une centaine de mètres de la frontière avec la Somalie. La France envoie sur place une unité de tireurs d'élite de la Gendarmerie. Une opération à haut risque qui marquera la naissance du GIGN, durant laquelle surviendra le premier "tir simultané" en opération du groupe d'intervention. Le bilan sera de deux décès d'enfants et plusieurs blessés côté français, l'élimination des huit ravisseurs et un nombre de morts indéterminés côté somalien. C'est cette histoire, méconnue  qui est retracée dans L'Intervention. Rencontre avec le réalisateur du film, Fred Grivois, et Jean-Michel Dupont, chauffeur du bus retenu durant 36 heures avec trente-et-un enfants.

    AlloCiné : Comment découvrez-vous cet événement, relativement méconnu du grand public ?

    Fred Grivois (réalisateur) : C’est l’un des tireurs présents ce jour-là qui me l’a raconté. Je travaillais avec lui sur un scénario, sur lequel il était conseiller technique : au détour d’une conversation, il me raconte cette histoire. Cela m’a interpelé. Comment se fait-il que je ne la connaisse pas ? Et même plus largement, qu’on ne la connaisse pas ? 1976 est l’année de ma naissance, à la limite, c’est normal que je ne la connaisse pas. Mais quand je demande dans mon entourage, à mes parents par exemple, personne ne s’en souvient. On se rappelle de Munich ou de Marignane, mais l'histoire de Loyada a été oubliée.

    Comment expliquer que ce drame soit aussi peu connu ?

    Jean-Michel Dupont : Je ne l’explique pas complètement, mais le fait que ça se soit passé hors de France et que ça ne concerne que des enfants de militaires a clairement joué. Je l’ai appris récemment, dans le cadre de l’association que nous avons fondée (Les oubliés de Loyada, NDLR) : les papas militaires ont été recommandés de demander à leurs femmes de ne pas faire de vagues. Tout simplement. Il ne fallait pas en parler. On a tous essayé par la suite de refermer ce moment. Il ressort toujours, évidemment, mais reste circonscris entre nous, et atteint peu "l’extérieur".

    Quelles ont été vos démarches en termes de recherche ?

    Fred Grivois (réalisateur) : J’ai commencé à travailler sur le sujet il y a dix ans, sur un premier projet compliqué qui n’a pas abouti. Je suis alors parti faire mon premier film (La Résistance de l’air, NDLR), avec toujours l’idée de raconter cette histoire. Le projet est resté en sommeil durant une dizaine d’années, j’ai fait beaucoup de recherches, j’ai rencontré les autres tireurs, ainsi que Jean-Michel et une autre otage. Et j’ai fini par ressortir le projet et le fruit de mes recherches il y a deux ans. Au-delà des rencontres et du rapport de gendarmerie, j’ai aussi pu me reposer sur les coupures de presse de l’époque comme Paris-Match, Le Nouveau Détective ou Minute. Dans Minute, il y avait un dossier très complet, teinté de racisme toutes les quatre phrases, mais très documenté. C’est par exemple le seul journal à avoir parlé de la présence d’un officier du KGB côté somalien, ce qui m’a ensuite été confirmé par les tireurs et notamment celui qui a tiré.

    J’en garde un souvenir très précis, qui ressort 43 ans après.

    Le film propose plusieurs points de vue : les tireurs, les otages, l'armée... Vous, comment avez-vous vécu l’événement de l'intérieur ?

    Jean-Michel Dupont : J’en garde un souvenir très précis, qui ressort 43 ans après. Le temps de déroulement est évidemment différent entre la réalité et le film, qui s’intéresse surtout à la préparation du "tir simultané", si je peux le résumer ainsi. Nous, nous avons vécu différentes phases : le passage du poste-frontière, le no man’s land, un déplacement du bus, un changement de gardiens une fois la nuit venue… Durant ces 36 heures, nous étions en attente. Je ne savais pas ce qu’il se passait. Je faisais à l’époque mon service militaire, je portais un uniforme, donc je savais que le premier à être tué, ce serait moi. Certains enfants me l’ont dit d’ailleurs : ils se baladaient dans le bus, en poussant les mitraillettes -ce qui est d’ailleurs incroyable à imaginer-, et venaient me voir en me demandant quand est-ce que j’allais être tué. C’était "normal" que je sois tué. Et j’ai d'ailleurs retrouvé cette idée dans la scène du gendarme qui se fait tuer dans le film : cela ne s’est pas passé, mais j’ai été touché en le voyant, car je m’y suis retrouvé en me disant que ç’aurait pu être moi. Les quatre premiers terroristes, le premier jour, avaient 17-19 ans. Le même âge que moi. Ils ont été chercher du thé et j’ai pris le thé avec eux. J’ai distribué des rations de combat pour manger, on a utilisé les couvertures pour monter des tentes… Quand l’assistante sociale est arrivée le soir, le ton a changé : elle savait ce qui se préparait, et de l’autre côté les quatre premiers terroristes ont été remplacés par des combattants. J’ai été attaché au volant à ce moment-là, et ce n’était plus du tout la même chose, plus de discussion et de partage du thé.

    Fred Grivois (réalisateur) : Une question me vient. Tu pensais qu’il pouvait y avoir une intervention armée ?

    Jean-Michel Dupont : Je savais qu’il n’y aurait pas de négociations. Si on passait en Somalie, je savais que j’y passais. L’autre hypothèse était que je sois gardé en otage sur une longue durée. C’était les deux hypothèses que j’avais en tête.

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    L’idée est toujours de chercher une vérité dans l’émotion

    Le film prend certaines libertés avec les faits, ce qui a pu faire émerger de vives critiques chez les personnes qui connaissent bien le sujet. Pourquoi ce choix ?

    Fred Grivois (réalisateur) : Contrairement à Jean-Luc Riva (auteur du livre Les enfants de Loyada, NDLR), je ne suis ni journaliste, ni documentariste. Je raconte une histoire, et je n’ai pas le temps ni le nombre de pages qui me permettent de raconter dans le détail. Je dois faire des choix, compresser, changer, faire de plusieurs protagonistes "redondants" un seul personnage... Je me suis notamment reposé sur un principe que je n’ai pas inventé. Mark Boal, scénariste de Zero Dark Thirty, a sous la main cinquante agents de la CIA, mais veut raconter l’histoire d’une seule : il met en avant cette femme, mais il lui attribue ce qu’on fait d’autres gens ; même chose avec le personnage de Jason Clarke, qui intègre une quarantaine d’agents différents. Dans mon film, ce que je savais de Jean-Michel a beaucoup été intégré au personnage d’Olga, par exemple. À chaque fois qu’on change quelque chose dans le scénario, on se demande qui on est en train de trahir, si ça en vaut la peine, où s’arrêter. Ce n’est pas quelque chose qu’on fait à la légère. L’idée est toujours de chercher une vérité dans l’émotion, pas dans les faits ni dans le réalisme. Ça, c’est le travail des journalistes. Moi, j’essaye de toucher du doigt un ressenti. Et c’est à Jean-Michel ou aux autres otages de me dire si j’ai réussi.

    Jean-Michel Dupont : La difficulté pour moi quand j’ai vu le film, c’était de me mettre dans une position de spectateur uniquement. Il y a évidemment des petits détails qui changent : les armes utilisées, une jeep qui essaye de me doubler alors qu’en réalité non… Cela fait partie de la dramaturgie du film. Mais globalement, on retrouve la tension que nous avons vécue : l’atmosphère tendue de la prise d’otages, et l’atmosphère très tendue et très violente de l’assaut. C’était même plus tendu dans le réel, avec l’odeur de poudre et les cris des enfants.

    Fred Grivois (réalisateur) : J’ai essayé d’intégrer ces cris. J’ai fait revenir les enfants pour une demi-journée en studio pour les faire crier, afin d’intégrer cet élément au mixage son. Et en intégrant leurs hurlements, on s’aperçoit que c’est impossible, en fait. Pas parce que ça fait mal aux oreilles, mais parce que c’est trop tendu et trop déchirant. Trop difficile à supporter. On a donc été obligé d’atténuer cela. De la même façon, il y a toujours des éléments dont on sait qu’ils sont survenus, mais qui semblent impossibles pour les spectateurs. Les enfants qui poussent les armes ou qui jouent avec, j’avais prévu de le mettre mais la réaction des spectateurs, c’est qu’un enfant ne réagirait jamais ainsi. Alors que si. Même chose pour l’humour au sein des membres du GIGN : certains spectateurs m’ont dit que jamais des tireurs ne plaisanteraient ainsi en intervention. Or tous les tireurs m’ont confirmé que c’était le cas et que c’était nécessaire pour relâcher la pression.

    Jean-Michel Dupont : Globalement, à part certains détails, le film retrace cette prise d’otages. Le livre de Jean-Luc Riva est beaucoup plus précis, bien sûr, mais le film peut justement donner envie de lire le livre pour en savoir plus. C’est comme ça que je le vois. Et puis ce film évoque un fait complètement endormi. Jean-Luc Riva l’a fait ressortir avec le livre, mais ça reste un peu confidentiel. Avec un film, qui sera après diffusé en télé, on met en avant ce qui nous est arrivé.

    Justement, comme "Indigènes", pensez-vous que ce film peut aider à changer les choses en terme de reconnaissance des victimes ?

    Jean-Michel Dupont : On nous pose souvent la question sur ce que tout cela peut nous apporter. La reconnaissance, déjà. C’est en bonne voie suite à la sortie du livre, pour la reconnaissance des attentats et des victimes du terrorisme avant 1982 avec un décret qui sera prochainement présenté à l’Assemblée Nationale. Il y aura aussi une plaque commémorative aux Invalides et à l’Ambassade de France à Djibouti. Il faut aussi une reconnaissance du choc psychologique qui a touché ces jeunes, dont certains sont décédés depuis. Nous avons échangé avec la psychiatre Muriel Salmona : elle a étudié notamment les traumatismes des militaires américains après le Vietnam, et a découvert que 8% d’une population ayant subi un traumatisme développe des comportements à risque, des maladies, etc… Il y a un taux de mortalité plus élevé sur ces 8%. Nous avons repris la liste des enfants présents dans le bus, et on retrouve bien ces 8%.

    Fred Grivois (réalisateur) : J’ai changé la fin du film après que l’association m’ait contacté. J’ai su pendant le montage qu’ils n’avaient jamais été reconnus comme victimes des attentats. Le film se terminait sur une note plus positive, et j’ai changé pour une note un peu plus dure. Après, Indigènes était un gros film. Ce serait formidable que notre film ait un tel impact, mais ce n’est pas la même distribution.

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    Quarante ans après, pour eux, l'opération est ratée

    En parlant de la fin, vous auriez pu suggérer la mort d’un enfant, mais vous décidez de la montrer. C’est un grand tabou du cinéma, de montrer un enfant décédé. Comment prenez-vous cette décision ?

    Jean-Michel Dupont : J’ai été surpris que tu montres le corps, oui. Je partais dans l'idée que pour que le film se termine sans mort chez les jeunes. Je suis d’autant plus marqué que la petite Nadine est restée constamment près de moi, même la nuit. Pendant l’assaut, j’ai essayé de la cacher sous le siège, et elle a malheureusement reçu une balle pendant la rafale. C’est un souvenir que j’ai en permanence.

    Fred Grivois (réalisateur) : Je n’ai pas hésité une seule seconde, car ça me semblait important de le montrer. C’était l'un des points importants de l’histoire vraie, et je ne pouvais pas me permettre de le modifier. Par ailleurs, ça me semblait intéressant de montrer -alors qu’on les a félicités et décorés- que pour les tireurs c’est une opération ratée. Alors que d’un point de vue statistique et très froid, c’est une opération réussie. Mais quarante ans après, pour eux, l'opération est ratée : une opération réussie se termine avec 0% d’aléas. Il y avait quelque chose de fort dramatiquement à se dire que des gens qu’on qualifie de héros ne sont pas d’accord. J’ai donc pris la décision, parce qu’il y avait cette non-reconnaissance des victimes, de pousser ce parti pris. C’est pour cette raison qu’à la fin, les personnages ne sont pas contents. Avec cette ironie de se dire qu’un an plus tard, Djibouti devient indépendant. Il y a un sentiment de "tout ça pour ça", comme c’est toujours le cas dans ces histoires-là.

    Le film présente la concrétisation du premier "tir simultané" en opération du GIGN. Qu'est-ce que les tireurs vous ont raconté de ce moment, à quoi pense t-on au moment de presser la détente ?

    Fred Grivois (réalisateur) : C’est un hasard total, mais j’ai fait deux films sur les tireurs d’élite. Sur le premier, je me suis entraîné avec un régiment déployé en Afghanistan. Et au moment du tir, j'ai compris qu'ils sont simplement dans la projection de la cible. A Djibouti, je crois que c’est la seule fois où le tir a été réussi sous cette forme en opération, sans "report de tir" ou "tir simultané à deux salves". On parle de la naissance du GIGN : il y a une nouvelle menace et eux sont la nouvelle réponse. Après le drame de Munich, tous les pays occidentaux se sont dotés de groupes d’intervention de ce type.

    Jean-Michel Dupont : C’était impressionnant à vivre. Je me souviens dans le bus, j’étais assoupi, j’entends un bruit sourd, les vitres ne sont pas explosées, on regarde le gardien et il a une balle entre les deux yeux alors que les autres sont éliminés et écroulés. Après c’est le grand cirque qui commence. C’était impressionnant.

    Fred Grivois (réalisateur) : Sur L’Intervention, le code de tir n’est pas le vrai parce qu’il est gardé secret : les acteurs ont été entraînés par un ancien du GIGN, et ils ont réussi à le faire ! Avec des balles à blanc, certes, mais la prise que vous voyez à l’écran est un tir simultané réussi, sans effets spéciaux ni post-production. 

    L'Intervention, en salles cette semaine

     

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